Vous avez sans doute aimé le premier article consacré aux délocalisations (Jautomatise 40). Vous allez donc adorer celui-ci ! Il nous paraissait en effet nécessaire de nourrir la réflexion en revenant sur ce sujet oh combien d’actualité et… oh combien préoccupant !
L’auteur lui-même souhaitait, d’ailleurs, apporter quelques compléments à son exposé. Ils correspondent, en grande partie, à des interrogations qu’il a pu recueillir à l’occasion de conférences et réunions dans lesquelles il a été amené à s’exprimer. Voici donc ces « questions diverses », traitées point par point.
La première d’entre elles est, en fait, l’expression d’une inquiétude.
1 – On dit, ici où là que le « sens de l’histoire » pousse à une délocalisation quasi totale de l’industrie. On nous annonce une nouvelle spécialisation internationale du travail : les pays développés se consacreraient aux activités de services, tandis que toutes les tâches de production seraient dévolues aux pays émergents…
Quel avenir ! Pour une part, on peut voir dans cette conception des choses, un prolongement sous une forme nouvelle, du mépris séculaire que certains « intellectuels » vouent à l’industrie, et de leur acharnement à en prédire la disparition. C’est une sorte de pathologie culturelle, particulièrement répandue en France, patrie de Zola… Plus précisément, il faut remarquer (et déplorer aussi) que ces nouveaux prophètes d’une « inéluctable désindustrialisation » des pays développés sont des économistes, des technocrates, des patrons de grandes entreprises, des grands commis d’Etat, des responsables d’institutions internationales, etc… Bref, des gens plutôt réputés sérieux. En fait, tout ce beau monde est tout simplement victime d’une illusion d’optique. Depuis vingt ou trente ans, ils constatent une baisse continuelle de la part relative de la production et des emplois industriels dans l’ensemble des activités de tous les pays développés. Dans le même temps, les services n’ont cessé de progresser…(voir graphique). Il est donc tentant de prolonger « intellectuellement » ces courbes et d’y voir un phénomène irrésistible.
INSERER GRAPHIQUE ICI
Il y aurait beaucoup à dire sur ces péripéties statistiques. Bornons-nous ici à rappeler que jusqu’au début des années 90 cette évolution structurelle a d’abord été le résultat d’une très forte hausse de la productivité dans l’industrie. A cette cause essentielle, s’est ajouté un très fort mouvement d’externalisation des fonctions tertiaires de l’industrie vers les services. Enfin, il est également certain que le secteur des services s’est, lui-même vivement développé, en particulier du fait de la hausse des pouvoirs d’achats… Cependant, depuis le début de la décennie 1990, la hausse de la productivité industrielle a globalement ralenti son rythme. Ce sont désormais les délocalisations qui, comme nous l’avons montré dans l’article précédent, sont devenues la cause principale de la désindustrialisation. Ce changement n’est évidemment pas anodin. Car ce faisant, nous sommes passé d’une désindustrialisation « apparente » à une désindustrialisation bien réelle.
Le danger est précisément là. On comprend bien, sans qu’il soit besoin de procéder à de longues démonstrations, que la maîtrise des technologies est la clé du futur. Or, quel secteur, à part l’industrie, permet de créer, de développer et de mettre en œuvre les technologies ? Ainsi donc, abandonner l’industrie, serait renoncer à toute ambition économique et s’engager irrémédiablement dans la régression et le sous-développement. Certaines théories économiques considèrent d’ailleurs que seuls les secteurs primaires et secondaires (agriculture, bâtiment et l’industrie) sont réellement créateurs de valeur. Et que le tertiaire ne fait que capter et redistribuer une part (d’ailleurs croissante) de cette valeur. N’entrons pas dans ce vaste débat ! Contentons-nous de poser cette simple question : qu’aurions-nous encore à vendre si nous cessions toute production industrielle ? Réponse : pas grand chose ! Et qu’aurions-nous encore les moyens d’acheter ?
De toute évidence, le secteur des services ne pourra donc pas nous sauver. D’autant qu’il faut le compter parmi les premières victimes de la désindustrialisation. On estime en effet que plus de la moitié des activités (et des emplois) des services aux entreprises est destinée… à l’industrie. Enfin, dernière remarque (et non la moindre) : la progression relative des services est en panne depuis maintenant plusieurs d’années (voir graphique). C’est une conséquence de la stagnation des marchés… et des délocalisations qui commencent, là aussi à se multiplier, notamment dans les services informatiques, de traitement de données, de gestions de comptes, d’assistance à la clientèle, de marketing direct… Il n’y a d’ailleurs aucune raison que les services soient immunisés contre les délocalisations, les mêmes causes produisant partout les mêmes effets !
2 – Peut-on imaginer que les entreprises industrielles des pays développés se « recentrent » sur les fabrications à haute « valeur ajoutée », les productions pilotes, les tâches de conception et de recherche-développement ?
La notion de « valeur ajoutée » doit être maniée avec précaution. A l’origine, c’est un concept comptable… Des productions faisant appel à des technologies très complexes peuvent aboutir à une valeur ajoutée très basse si, par exemple, le coût des matières premières et de l’énergie mises en œuvre est important, ou si beaucoup de composants sont sous-traités… Il vaudrait donc mieux parler de productions à « fort contenu technologique » et à « marge bénéficiaire élevée ».
Les théoriciens du marketing nous apprennent que le repli vers le haut de gamme est déjà une défaite, parce qu’elle laisse le champ libre à la concurrence qui peut ainsi s’installer sur le marché, faire connaître ses produits, imposer ses marques et poser des jalons pour le futur… Plus généralement, il faut remarquer qu’aujourd’hui, une avance technologique est toujours une protection illusoire, ou en tout cas éphémère. Tout peut se copier très rapidement. Les informations circulent à très haute vitesse par de multiples canaux dont ceux, entre autres, de l’« intelligence économique ». Garder « pour soi » des secrets de conception, de procédés ou de méthodes est un tour de force quasi impossible. Par exemple, l’énorme culture industrielle des moulistes français, des décennies de développements technologiques, ont été rattrapées en quelques années par la concurrence asiatique, avec d’ailleurs la complicité bienveillante de certains donneurs d’ordres.
On sait bien également qu’il est difficile de concevoir, de développer, d’innover à cent lieues des unités de production. Beaucoup d’idées neuves naissent quelque part entre les bureaux d’études et les ateliers. Et les mises au point nécessitent des collaborations très étroites entre concepteurs et producteurs. Tôt ou tard, donc, on éprouvera le besoin de rapprocher les deux… Et pour tout dire, ce mouvement est amorcé : de grandes entreprises industrielles ont déjà créé des centres de développement, voire de recherche, dans différents pays émergents. A commencer par l’Inde dont les ingénieurs sont très réputés.
Il faut bien comprendre – répétons le – que le phénomène des délocalisations n’est porteur d’aucun principe de spécialisation du travail. Il n’obéit qu’à une logique de réduction des coûts dans un contexte de concurrence globalisée. Ainsi donc, tout a vocation à être délocalisé. C’est juste une question de temps. A moins qu’on se décide à changer les règles du jeu. Ce qui n’est pas du pouvoir des entreprises.
3 – Le mouvement des délocalisations serait une aubaine pour les pays émergents. L’occasion, enfin, de rompre avec le cycle infernal du sous-développement.
On joue là sur la corde de l’« altermondialisme ». De fait, beaucoup de partisans d’une économie mondiale plus équitable sont tentés de voir dans les délocalisations, une « déstabilisation salutaire » du système dont les pays pauvres seraient les bénéficiaires. Quelle erreur ! Les délocalisations sont les conséquences des disparités de coûts de production entre les différentes régions du Monde. Elles n’ont, de ce fait, que peu d’effets d’entraînement sur les économies d’accueil. Par principe, les revenus distribués sont très bas. Ce qui réduit fortement – si ce n’est complètement – les possibilités d’élargissement des marchés locaux et les chances de développement économique. On assiste, en outre, à une concurrence de plus en plus forte entre pays émergents pour « capter » les délocalisations. Or, cette compétition joue précisément sur la modération – voire la baisse – des salaires…
Dans le même temps cette situation nouvelle accentue le chômage dans les pays européens. Là aussi, les revenus stagnent… Alors, pour maintenir les pouvoirs d’achats, on importe de plus en plus de produits à bas prix. Nous nous sommes enferrés dans un véritable cercle vicieux.
4 – Il n’y a rien à faire. Les évolutions actuelles sont inéluctables. Il est impossible de s’y soustraire. Mieux vaut essayer de s’en accommoder.
Du point de vue de l’entreprise, ce fatalisme est parfaitement compréhensible. Dans certains secteurs, comme l’automobile ou l’aéronautique, par exemple, le climat des affaires atteint une violence insoupçonnable. Que faire, en effet, quand vos donneurs d’ordres vous réclament des baisses immédiates de prix de 30 ou 40 % ! Que faire quand des directeurs d’achats ou des PDG de grands groupes enjoignent délibérément à leurs sous-traitants de délocaliser au moins 20 à 30 % de leurs productions, s’ils veulent rester dans leurs panels de fournisseurs ? Aujourd’hui, de tels propos, en forme d’ultimatums, sont jugés presque normaux… Naguère, ils auraient fait crier au scandale et à l’incivisme.
Au nom de la concurrence, on finit par justifier l’injustifiable. Il paraît impossible que les « politiques » ne finissent pas par s’en émouvoir. C’est d’ailleurs en bonne voie : en France et dans d’autres pays européens, les gouvernements sont intervenus pour stopper (ou différer) de gros projets de délocalisation qui auraient eu des retentissements politiques sans doute considérables. Nous avons vu dans le précédent article les ravages causés par les délocalisations au niveau macro-économique : la disparition de près de 18 % d’activités industrielles ; la perte de plus de 400 000 emplois en une dizaine d’année ; 1,5 % de croissance en moins, chaque année, sur la production industrielle ; une désindustrialisation rampante qui nous dépèce progressivement de notre patrimoine technologique ; et un déséquilibre croissant de la balance de nos échanges industriels… Il y a largement de quoi alerter nos gouvernants, même les plus aveugles !
Mais comment réagir ? L’Europe, il est vrai, manque gravement de doctrine économique. Au cours des années 80, sous l‘impulsion des idées ultra libérales, tous les pays européens ont progressivement abandonné leurs politiques industrielles… C’est d’abord cette notion qu’il faudrait réhabiliter si nous voulons cesser de dériver au hasard des conjonctures et reprendre en main la barre du navire Europe. Au passage, remarquons que tous nos principaux concurrents (USA, Japon, Chine…) n’ont pas fait la même erreur. Ils ont, au contraire, conservé des politiques industrielles très affirmées. Ce qui leur a permis de gagner des parts de marchés… au détriment de l’Union Européenne.
Ne cherchons pas trop loin la bonne stratégie industrielle à appliquer. Il suffit d’adopter celle qui gagne. C’est-à-dire celle des Etats-Unis… Qui se résume à ceci : produire chez soi pour vendre chez soi. Et produire à l’étranger pour vendre à l’étranger. Le tout assorti de taxes d’entrée appliquées sur les produits importés (ou réimportés). Pour donner à tout cela une « touche » européenne, nous pourrions instaurer, non pas des « droits de douane » mais des « charges sociales compensatoires ». Modulées selon les pays d’origine des produits, ces prélèvements auraient pour avantage de compenser (au moins en partie) les différences de rémunérations et de régimes sociaux et de rétablir l’équilibre de la concurrence. Elles seraient versées dans les caisses de retraite, de chômage et d’assurance maladie du pays importateur. On inciterait ainsi les pays partenaires à faire évoluer leurs propres régimes sociaux… Et on préserverait aussi les systèmes de « solidarité sociale » qui particularisent nos pays européens. Une originalité que la terre entière nous envie !
Daniel Coué
Article publié par notre confrère La Forge en Mars 2005.