Le numérique transforme le travail et son
organisation, créant une forte demande en profils
qualifiés. Le défi majeur réside dans notre capacité
à accompagner les transformations en cours,
notamment par l’éducation et la formation continue.
Dans le douzième numéro des synthèses de la
Fabrique, emilie Bourdu et thierry Weil font le point
sur les retombées de la digitalisation sur l’emploi.
L’impact sur l’emploi des technologies numériques est sujet à controverse. Certains prédisent la fin du travail, tandis que d’autres annoncent l’émergence de nouveaux produits et
services dont la production exigera un travail de plus en plus
qualifié.
En général, les entreprises qui tirent parti des nouvelles
technologies deviennent plus compétitives, développent leur
chiffre d’affaires et leur emploi. Toute la chaîne de leurs
fournisseurs profite de cette croissance de leur activité, tandis
que d’autres acteurs économiques bénéficient du surcroît de
demande lié à la richesse créée.
L’automatisation et la numérisation de certaines tâches
conduisent à redéployer l’activité des personnes qui les
réalisaient. Certaines voient leur emploi menacé, mais la plupart
s’adaptent à une transformation parfois profonde de leur travail.
L’impact de la révolution numérique dépendra donc en grande
partie de notre faculté à acquérir les nouvelles compétences
requises et de l’efficacité de nos systèmes de formation initiale
et continue et d’accompagnement des transitions
professionnelles.
Destructions D’emplois, le maquis des « études »
Une étude de l’Oxford Martin School datant de 2013 a suscité une
vive polémique en publiant une estimation des effets de
l’automatisation sur l’emploi d’ici dix à vingt ans aux Etats-Unis. Elle
conclut que pour quelque 702 métiers identifiés, deux emplois sur
cinq seront « fortement affectés par l’automatisation », ce qui ne
veut pas dire qu’ils seront tous supprimés. Transposant leur méthode
à la structure de l’emploi en France, le cabinet Roland Berger arrive
l’année suivante, à un résultat similaire : deux emplois sur cinq
présentent là-encore une probabilité d’automatisation élevée.
Des travaux de l’OCDE et de France Stratégie en 2016 ainsi que ceux
du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) cette année, arrivent à
des conclusions sensiblement différentes en estimant que près de
10 % des emplois présentent un risque élevé d’automatisation.
Pourquoi un tel écart ? La méthode employée par les chercheurs de
l’Oxford Martin School, reprise par Roland Berger, suppose que
l’ensemble des personnes effectuant le même métier font le même
type de tâches. Ceci les conduit à considérer que l’ensemble des
effectifs d’une profession est exposé au même risque. Mais les tâches sont en réalité hétérogènes au sein d’une même profession
et par conséquent, le volume d’emploi exposé est sans doute
surestimé.
Les analystes des études réalisées par l’OCDE, France Stratégie et le
COE, adoptent une analyse individuelle et non plus par métier : ce
sont les individus eux-mêmes qui déclarent les tâches qu’ils
exercent et non des experts qui raisonnent sur une liste
prédéterminée. Les données individuelles sont plus précises. Par
exemple, dans l’enquête du COE, les effectifs d’agents d’entretien
ou d’ouvriers non qualifiés des industries de process se répartissent
dans deux catégories : celle des métiers exposés donc vulnérables,
mais aussi celle des métiers susceptibles d’évoluer.
France Stratégie considère que les emplois exigeant de répondre
vite à une demande extérieure avec une certaine marge de
manœuvre sont peu automatisables. À l’inverse, les travaux bien
spécifiés dont le rythme n’est pas déterminé par une demande
extérieure aléatoire le seraient. Il trouve en croisant ces deux
critères que la France comptait, en 2013, 9,1 millions d’emplois peu
automatisables et que leur nombre a augmenté de 32 % en quinze
ans alors que 3,4 millions d’emplois seraient automatisables, soit
15 % des emplois, avec une tendance décroissante. Entre les deux,
10,5 millions d’emplois dits hybrides, satisfont un seul des deux
critères.
Pour sa part, le COE établit une distinction entre les métiers manuels
et non manuels, d’une part, et exercés dans l’industrie ou les
services d’autre part. Il en découle qu’un peu moins d’un emploi sur
dix serait vulnérable mais que près d’un emploi sur deux est
susceptible d’évoluer fortement dans un futur proche.
En outre, les technologies ne sont pas nécessairement substituables
à l’homme au travail puisqu’elles sont parfois complémentaires. Dans
bien des cas, elles permettent aux travailleurs d’accomplir des
tâches plus sophistiquées ou plus efficacement, sans détruire leurs
emplois ni faire disparaître leur métier. Ainsi un robot peut libérer
l’opérateur des tâches pénibles et répétitives sur la chaîne de
fabrication afin qu’il puisse se concentrer sur des tâches de
maintenance, de contrôle qualité ou encore sur le guidage d’un
robot dans un environnement complexe.
Créations d’emplois, la grande
inconnue
Dans le même temps qu’elles transforment et parfois détruisent des
emplois, les technologies numériques en créent d’autres et
permettent aux entreprises de maintenir voire de conquérir des
parts de marché. Elles sont donc pourvoyeuses d’emplois directs,
dans la filière numérique ou dans de nouvelles activités, et d’emplois
induits résultant des gains de productivité.
En 2013, le cabinet canadien Wagepoint a fait remarquer qu’aucun
des dix métiers les plus recherchés en 2010 n’existait en 2004.
Extrapolant à partir de ce constat, il en a conclu que 65 à 70 % des
métiers qu’exerceront les enfants actuellement en classe de
maternelle n’existent pas encore.
On peut relever de nombreuses études sur les besoins en emplois et
formations au sein de la filière numérique. Le syndicat professionnel
Syntec numérique prévoyait entre 2013 et 2018 une croissance de
15 800 emplois dans la branche et de 20 900 emplois dans les
secteurs connexes, soit plus de 36 000 emplois. Les prévisions ont
été atteintes en deux ans et demi. La Commission européenne de
son côté a estimé la pénurie de compétences dans le numérique en
Europe à quelque 900 000 emplois à l’horizon 2020.
L’observatoire des télécommunications prévoit « une croissance
phénoménale des usages et des besoins sur le marché des
entreprises […]. » Les technologies émergentes à fort enjeu, en
termes d’activité et d’emploi, sont les suivantes : les objets
connectés et l’Internet des objets (IoT), le Big Data, le cloud
computing, la cybersécurité et la protection des données
personnelles, la réalité virtuelle ou augmentée, la robotique
avancée, la fabrication additive, les techniques de communication
enrichie comme les MOOC, les biotechnologies et les
nanotechnologies.
Le numérique réactive la question ancienne du lien entre progrès
technique et emploi. Dans le cas de la robotisation, on observe une
corrélation positive très nette sur la production et une résultante
peu significative sur l’emploi manufacturier. Les pays qui ont le plus
de robots, comme l’Allemagne, sont ceux qui ont su le mieux
développer ou préserver leur industrie et leur emploi industriel.
Au niveau d’une entreprise industrielle, l’automatisation ou la
numérisation de l’activité productive peut dans un premier temps
supprimer de l’emploi. Dans un second temps, l’entreprise renforce
sa compétitivité : elle gagne des parts de marché, augmente sa
production et parfois emploie de nouveaux salariés, éventuellement
en dehors de la fabrication.
A contrario, une entreprise qui ne modernise pas son appareil de
production ne résiste pas à la concurrence ; ses usines ferment et
des emplois disparaissent.
Enfin, indépendamment de toute numérisation de l’industrie, on a vu
que les technologies numériques sont des leviers de croissance de
l’activité et de l’emploi.
Le bilan net de ces nombreux effets de la numérisation de l’outil de
production et des nouvelles opportunités économiques liées à la
diffusion du numérique en général est très incertain. Il dépend
crucialement de la capacité de notre économie à susciter une offre
compétitive.
L’incertitude des exercices chiffrés contraste avec la certitude que
la transformation numérique est déjà à l’œuvre. Selon le COE, la
moitié des emplois français pourrait voir ses contenus évoluer de
façon importante dans un futur proche. Il ajoute dans son rapport
que « le progrès technologique continuerait à favoriser plutôt
l’emploi qualifié et très qualifié : parmi les métiers les plus
vulnérables, les métiers surreprésentés sont souvent des métiers
pas ou peu qualifiés. » La formation doit donc être dédiée en priorité
aux travailleurs peu qualifiés, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
Quel que soit le niveau de qualification, la grande majorité d’entre
nous devra suivre des transitions vers de nouveaux emplois ou
s’adapter aux nouvelles compétences demandées. Celles-ci sont de
différentes natures : des compétences numériques, techniques,
sociales (travail en équipe, capacité d’écoute), cognitives (savoir
résoudre des problèmes complexes, innover) ou encore
personnelles (adaptabilité, esprit d’initiative, empathie).
Les exercices de gestion prévisionnelle des emplois, la construction
de formations adaptées, le renouvellement des pratiques
pédagogiques, la programmation de plans de formation ambitieux
en entreprise sont quelques-uns des moyens pour y parvenir.
Les effets du progrès technique sont donc ambivalents. Il n’y a
cependant aucune raison de conjecturer « la fin du travail ». Bien
utilisées, avec un bon accompagnement des organisations et des
individus, les technologies renforcent la compétitivité des
entreprises, créent de l’emploi et accroissent les dimensions les plus
gratifiantes du travail. Le numérique est un outil permettant
d’inventer de nouveaux modèles productifs et organisationnels.
Charge à nous de les identifier et de tendre vers ceux qui nous
semblent collectivement préférables. L’impact du numérique sur
l’emploi et le travail en dépendra très largement.