Si la robotique industrielle est telle qu’elle est aujourd’hui, c’est grâce à la vision d’une poignée d’hommes (un monde très, trop, masculin). Ils se comptent sur les doigts d’une, voire de deux, mains. Ils ont démarré leur activité dans les années 60/70, aujourd’hui ils ont pratiquement tous transmis le témoin à la génération suivante, chacun à leur manière.
Dans ce " top ten ", on trouve évidemment Joe Engelberger le père du premier robot industriel, l’Unimate, en 1961 qui, après des années de robotique industrielle, s’est intéressé à la robotique de service, et continue tous les ans à honorer de sa présence le prix le plus prestigieux de la profession qui porte son nom.
On trouve également l’un des fils spirituels de Joe Engelberger, Brian Carlisle, fondateur d’Adept et des robots Direct Drive parti tutoyer les nano technologies, mais aussi Ole Molaug qui a mis au point chez Tralfa le premier robot de peinture en 1964, bien entendu le Docteur Hinaba qui continue de suivre ses bébés Fanuc…. Et ces quelques citations seraient incomplètes si l’on omettait Stefan Müller, figure historique du succès de Kuka, qui, depuis presque deux ans, prend du recul vis-à-vis de l’opérationnel, tout en gardant un œil vigilant, une sorte de VIP de luxe de Kuka, au sein des instances européennes et internationales, il vient d’ailleurs d’être nommé président de l’IFR, l’Association internationale des roboticiens.
Stefan Müller a accepté de nous recevoir dans l’antre de ce qui est devenu l’un des cinq plus grands fournisseurs de robots dans le monde. Il nous fait partager son parcours, parfois chaotique, ses succès mais aussi ses échecs, la vision du robot des années 2010 et d’après…
Jautomatise : Quel a été le déclencheur, qu’est-ce qui vous a fait " plonger " dans la robotique ?
Stefan Müller :
La société KUKA, acronyme de Keller Und Knappich Augsburg, a été créée par les deux personnes précitées en 1898 avec pour volonté de construire une usine de production de lampes à acétylène. Au fil des années, l’entreprise a travaillé dans la conception de camion de ramassage d’ordures, elle a aussi fait un bref passage dans la production de machines à écrire et de machines à tricoter.Le premier fil conducteur vers la robotique date de 1939 avec Mars, une première machine de soudage par points. Avec, en 1958, la mise en place d’une première ligne de soudage par points de pièces automobiles.
Je suis rentré chez KUKA, comme stagiaire en 1967, sous la tutelle du responsable soudage de la firme. Un jour, il m’a appelé pour me montrer une photo qu’il venait de trouver qui représentait une machine cinq axes. Malgré mes études en mécanique, je ne pouvais pas m’imaginer que l’on ait pu réaliser une telle chose, c’était le premier Unimate.
Mon responsable était persuadé qu’un marché de la robotique était possible, j’avoue humblement que personnellement je n’en savais rien.
Jautomatise : Ces premiers Unimate, vous en pensiez quoi ?
Stefan Müller :
A l’époque, l’un de nos clients le plus important était Mercedes. Nous avons implanté, à leur demande, une première ligne robotisée en 1971 avec une douzaine de robots Unimate. Dans ces années-là, Mercedes avait un Bureau des Méthodes important, pour eux, il fallait tester les nouvelles technologies.Ce fut un véritable chantier. Personne ne connaissait de machines six axes dans le monde automobile, de plus les premiers robots avaient été conçus pour des opérations de manutention et non de soudage par points.
En deux ans, nous avons pratiquement tout changé. Que les robots perdent de l’huile, passe ; que la commande soit défaillante passe encore, mais que les jeux mécaniques notamment au niveau des poignets empêchent de souder deux fois de suite au même endroit, c’en était trop. La précision était telle que le robot était bien incapable de venir souder à l’endroit appris, il soudait en dehors de la pièce.
Jautomatise : Vous étiez découragé ?
Stefan Müller :
Non, pas du tout. Fort de cette expérience nous avons développé le Famulus, le premier robot électromécanique à six axes dans le monde acceptant des charges de soixante kilos, ce qui, à l’époque, nous semblait suffisant. C’était en 1973.Deux phénomènes parallèles prenaient forme. D’une part, les industriels allemands étaient " refroidis " quant à l’utilisation de la robotique, il n’y avait pas Internet, mais les inconvénients rencontrés par les uns et les autres avec les robots Unimate avaient laissé une image négative. D’autre part, nous étions en négociation pour de gros contrats de lignes de soudage par points, et nous sentions bien que la robotique serait un " + " important, mais sans intégrer des robots Unimate avec qui nous avions arrêté notre collaboration.
Puis un jour de 1978, suite à un cahier des charges de Mercedes, nous avons remporté un contrat qui incluait la fourniture de robots KUKA, six axes, soixante kilos. C’était notre première commande. Elle fut suivie assez rapidement par Ford et BMW.
A la même époque, Asea, devenu plus tard ABB, proposait un robot cinq axes pour des charges de six kilos. Renault avait, quant à lui, décidé de développer ses propres robots, mais en choisissant l’hydraulique.
Anecdotiquement, il est à noter que la France a été notre premier client étranger, et même si le marché y est difficile nous continuons à y progresser que ce soit avec PSA ou Renault chez qui nos équipes viennent de faire un retour en force.
Jautomatise : Combien de temps dure cette première étape ?
Stefan Müller :
Jusqu’au milieu des années 80, nous vivions correctement. Nous n’avions pas de problèmes techniques majeurs. Seulement nos premiers robots commençaient à devenir chers, le marché avait mûri, des compétiteurs qui avaient pour nom Fanuc, Kawasaki ou Nachi nous concurrençaient.Nos premiers robots étaient construits sous forme de parallélogrammes, ce qui impliquait des articulations en haut, en bas, sur les côtés. Mécaniquement de beaux robots, mais avec des prix de revient importants. De même le contrôleur provenait de chez Siemens. Il fallait évoluer.
Jautomatise : Durant cette étape, les prix ont chuté de combien ?
Stefan Müller :
Un robot vendu en 1985, ne va plus coûter qu’un tiers quinze ans plus tard. Comment y parvenir ? Nous nous sommes attaqués dans un premier temps à la mécanique du robot qui représentait 50 % du prix final. Le parallélogramme a été remplacé, en 1985, par des mécaniques articulaires sérielles, devenues classiques depuis.Pour le contrôleur, il faudra attendre 1996 pour qu’un virage stratégique soit pris en décidant de développer nous-même notre contrôleur et cela à partir d’une base PC à laquelle étaient associés deux OS, Windows 95 et Wind-River pour les aspects temps réel. Mettre Windows 95 sur un contrôleur de robot en 1996, il fallait oser. Cette ouverture nous a permis assez rapidement de rajouter des fonctions de diagnostic par Internet par exemple.
Jautomatise : La robotique industrielle suit son bonhomme de chemin, et vous présentez un jour le Robocoaster, un robot de divertissement, pourquoi ? C’est le prélude à la robotique de service ?
Stefan Müller :
La technologie était arrivée à un tel stade qu’il devenait possible d’envisager d’autres applications. Dans l’industrie, les aspects sécurité sont primordiaux, alors pourquoi ne pas faire profiter d’autres secteurs de ce savoir-faire ? C’est l’objectif du Robocoaster qui s’est vendu à une centaine d’exemplaires. Nous avons également fait une percée importante dans le Médical.Je range ces applications dans la Robotique de service professionnelle. Le potentiel de ce marché est encore inconnu, vous en trouvez dans la sécurité, les applications sous-marines, les transports… à l’opposé vous trouvez sous l’appellation Robots de services des robots aspirateurs, mais ces derniers n’ont rien à voir avec les compétences acquises en robotique industrielle.
Les parties mécaniques que nous utilisons dans ce secteur de la Robotique de service professionnelle sont strictement les mêmes, pour l’instant, que celles de la robotique industrielle. Et de nouvelles applications apparaissent.
Jautomatise : Les futurs robots ressembleront aux humanoïdes tel Asimo de Toyota ?
Stefan Müller :
Je suis persuadé qu’entre la robotique actuelle et Asimo, il y a plusieurs étapes. Des positions intermédiaires qu’il ne sert à rien de shunter. Lorsque certains industriels se lancent dans le développement de robots personnels comme Aibo, si techniquement c’est très intéressant, les développements exigés sont très lourds pour une rentabilité à beaucoup trop long terme. Il faut du solide, du palpable.Il y a un potentiel important pour la robotique dans des applications d’assistance que ce soit à la production ou à la personne, et dans ce cas la réponse n’a pas forcément la forme d’un humanoïde.
Il faut de la flexibilité, le marché se développera à partir du moment où la programmation sera intuitive et pratiquement inexistante. Il suffira de dire au robot ce qu’il doit faire, et il s’exécutera. Ce type de robot devra profiter des acquis de la robotique industrielle en matière de sécurité, de mécanique, de précision…
Jautomatise : Un peu à l’image du prototype présenté à Automatica ? Dessinez-moi le robot de demain ?
Stefan Müller :
Le KUKA robot à structure légère est une étude que nous avons développée en coopération avec le Centre Aérospatial d’Allemagne (DLR). Actuellement, nous prêtons les robots à des universités pour l’exploration des possibilités d’applications.Demain, l’utilisateur prendra ce type de robot " sous le bras " la partie contrôle/commande miniaturisée sera totalement intégrée dans le bras. Il en ira de même de la puissance qui sera embarquée à bord.
Cette intégration de toutes les fonctions, y compris l’alimentation, est une condition sine qua non pour rendre viable ce type de robotique. Imagine-t-on une tondeuse automatique qui ne serait pas totalement indépendante ?
Vous avez besoin du robot pour un assemblage de pièces, dans un environnement médical ou autre, vous le déposez en le prenant par la main, vous lui indiquez le chemin et le travail à faire, sans aucune programmation sur PC.
Et les robots effectuent les opérations, sachant qu’ils pourront travailler en coopération, ce qui est déjà le cas pour les robots industriels.
Jautomatise : A-t-on un éventail connu des possibilités ?
Stefan Müller : A l’époque de la création de son Unimate, Joe Engelberger n’avait pas d’idées bien précises des applications en dehors de celles de chargement de machines, mais il restait persuadé que la robotique n’avait pas grand avenir dans l’automobile. L’avenir lui a montré qu’il avait eu une bonne idée, mais que le marché n’avait pas été forcément celui escompté.
C’est un peu la même chose dans le cas présent. Le nombre de possibilités d’intégrer et d’utiliser un robot à structure légère, programmable par n’importe qui est infini.
Jautomatise : Cela prendra combien de temps ?
Stefan Müller : L’annonce d’avoir un PC dans toutes les maisons a pris le temps d’une génération, ce sera pareil avec cette robotique. La génération des 40 ans d’aujourd’hui qui maîtrise parfaitement l’informatique sera la première à utiliser en masse la robotique de service lorsqu’ils auront 70 ans.
D’ici là les développements seront gigantesques, la robotique a toujours intégré de multiples compétences, c’est de la mécatronique à l’état pur. Les développements dans le domaine de la reconnaissance vocale profiteront à la robotique, les travaux des constructeurs automobiles pour conserver toujours les distances de sécurité entre véhicules seront intégrés à ces nouveaux robots… C’est d’ailleurs l’une des raisons qui pousse l’Union Européenne à reprendre en compte la robotique avec un grand R. Dans le dernier programme cadre de recherche de l’Union Européenne, qui porte sur une forte somme, la robotique a une place importante.
Nous avons en Europe plus de 200 universités ou centres de recherche qui travaillent sur la robotique, l’Europe est le deuxième marché du monde, l’Europe a plusieurs constructeurs robotique de haut rang. Et n’oublions pas que nos usines ne pourront continuer à produire que si les pays européens automatisent. Il faut " Robocaliser " comme vous dites en France.
Jautomatise : C’est donc à juste titre que Bill Gates vient d’annoncer son intention de s’intéresser de près à la robotique ?
Stefan Müller : Il faut prendre Bill Gates au sérieux, même s’il n’a pas toujours eu raison. Si l’on revient au marché d’aujourd’hui, vous aurez noté que KUKA réalisait 80 % de son chiffre d’affaires dans le monde automobile (constructeurs et sous-traitants) il y a une dizaine d’années, aujourd’hui nous sommes à 50/50.
Mais, encore une fois, je pense qu’il existe une, voire plusieurs étapes entre les robots tels que nous les connaissons aujourd’hui et les robots humanoïdes. Ce serait une erreur de l’oublier et de vouloir sauter les étapes.
Jautomatise : Vous allez à titre personnel prendre quelle place dans cette robotique ?
Stefan Müller : Avec l’âge, l’on devient plus sage et raisonnable, c’est à des gens de management entre 30 et 45 ans de prendre le relais et de courir des risques. Quelqu’un comme moi aurait trop tendance à rester sur des acquis.
C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’a fait abandonner mes fonctions opérationnelles chez KUKA depuis fin 2005. J’y représente ses intérêts au sein de l’EUnited Robotics dont je suis Chairman et de l’IFR où j’ai accepté la charge de président.
Parmi les travaux, citons le programme européen SME qui vise à proposer des outils pour introduire plus simplement la robotique dans les PME.
Jautomatise : Pour conclure cet entretien quels sont les deux/trois moments clés qui vous ont marqué chez Kuka ?
Stefan Müller : Le premier moment important c’est la commande de Mercedes en 1978 après de longs et difficiles développements. Sans cette commande il n’y aurait certainement pas eu de suite à l’aventure robotique de KUKA.
Le deuxième moment, c’est l’accord avec Volkswagen. Dans les années 80, nous avions eu comme clients Mercedes, Ford, BMW, mais quelques irréductibles comme Volkswagen avaient décidé de développer leurs propres robots. Puis en 1992, Volkswagen a décidé de jeter l’éponge et a choisi KUKA pour reprendre l’activité. Ce fut pour nous un pas très important, les commandes devenaient de suite plus consistantes, le chiffre d’affaires a explosé et les développements ont pu suivre.
Le troisième moment reste l’aventure du contrôleur, il nous fallait livrer pour le mois de juillet 1996, 2.000 robots pour Volkswagen avec un nouveau contrôleur utilisant un logiciel spécifique à la marque. Le choix était alors de prendre le contrôleur Volkswagen et d’avoir deux lignes de contrôleurs en interne chez Kuka ou de passer sur PC avec un OS Microsoft. Le pari était énorme.
Jautomatise : Et le pire souvenir ?
Stefan Müller : C’est au début des années 90. Un client, que je ne citerai pas, et qui historiquement avait toujours acheté du KUKA m’a téléphoné un lundi pour m’annoncer qu’il allait passer sa commande à un concurrent car la différence de prix était de 750 euros (réactualisés du Deutsche Mark de l’époque) par robot, que la technique n’était pas rentrée en ligne de compte, seul le prix avait fait la différence. L’acheteur a été correct, mais ça fait très mal lorsque l’on perd un premier marché, d’ailleurs le client l’a compris quand il a raccroché, il m’a promis de ne plus jamais m’appeler un lundi. Depuis, je vous rassure il est revenu chez KUKA, mais cet épisode est encore très présent, suite à cette perte de commande, nous avons remis à plat nos gammes pour améliorer encore nos prix de revient. Comme quoi, chaque malheur est aussi une chance.
Jautomatise : Le monde a-t-il changé ?
Stefan Müller : C’est vrai que maintenant, on assiste parfois à des ventes à la " criée ". Le relationnel est plus dur à établir. Surtout que le prix du robot n’est plus seul à entrer en ligne de compte, c’est le coût total du robot sur ses 10/15 ans de vie qu’il faut comparer, maintenance comprise. Les constructeurs qui cassent les prix risquent de ne pas pouvoir un jour apporter les prestations nécessaires en terme de maintenance.
Ce n’est d’ailleurs sûrement pas un hasard si l’on sent que les techniciens reprennent le pouvoir dans les entreprises, après le tout financier, le balancier revient au centre. Il faut qu’acheteurs et techniciens prennent de telles décisions ensemble.
Propos receuillis par Guy Fages