Il était l’invité d’honneur de la dernière
édition du NI Days, en février au Cnit de la Défense, où il a délivré au public
sa vision du quotidien d’un ingénieur en 2030. L’occasion pour nous de l’interroger
sur l’industrie et la société d‘aujourd’hui et de demain, et les façons de
profiter de ces mutations pour réinventer l’industrie.
On parle beaucoup d’imprimantes 3D. Constituent-elles
réellement des instruments incontournables de l’industrie du futur ?
Il ne faut
pas envisager des remplacements de type « tout ou rien » mais, plutôt,
des complémentarités entre ce qui existe déjà et ce qui va exister. L’industrie
d’aujourd’hui, l’industrie classique, implique une centralisation des moyens
pour générer des économies d’échelle et être capable de fabriquer en série des
objets destinés à une grande quantité de gens. C’est une vision pyramidale de
l’industrie, que l’on pourrait qualifier de première version, comme la première version du web, qui
consistait à délivrer des contenus vers des internautes inactifs, passifs. Les
imprimantes 3D actuelles sont capables de fabriquer des objets de toutes
tailles, même très grandes, et dans une grande diversité de matériaux, dont les métaux et les alliages. Ces
équipements révolutionnent l’industrie pyramidale pour créer une industrie dite
« bottom-up », du bas vers le haut, où des milliers de petits
artisans du numérique, des PME et des TPE, vont pouvoir se fédérer afin d’être capables
de fabriquer des objets utiles à la vie des gens. Les gens pourront acheter des
objets sur Internet et les faire imprimer dans des boutiques comme on le fait
pour le développement photo, et avoir des imprimantes 3D chez eux, au même
titre que d’autres appareils électroménagers. C’est un vrai changement de l’industrie,
du bas vers le haut. Cela ne va pas tuer les usines comme nous les connaissons
aujourd’hui. Au contraire, on aura toujours besoin d’usines de fabrication de
masse, d’économies d’échelle et de distribution massive. En revanche, cela va
jouer un rôle très différent sur la création d’emploi et sur le pouvoir que certaines sociétés
exercent aujourd’hui sur leurs consommateurs.
Selon vous la notion d’innovation n’est
plus pertinente. Vous parlez davantage de systèmes innovants. De quoi
s’agit-il ?
La notion
d’innovation est liée à une notion séquentielle, linéaire, analytique, mais la
réalité est très différente. Par exemple, Internet n’est pas à proprement
parler une innovation, mais un système innovant, car elle résulte de
technologies existantes : un système de communication, de protocoles, de serveurs,
d’utilisateurs, de moteurs de recherche… J’insiste sur cette notion car elle
est systémique, elle implique que pour favoriser l’innovation, il faut procéder
par catalyse, convergence et émergence. Cela consiste à rapprocher des innovations
existantes et à les mettre dans un environnement qui fait qu’elles prennent un
sens différent et donne lieu au système innovant.
Les
industriels d’aujourd’hui ont du mal à s’inscrire dans cette notion de système
innovant car ils restent généralement très cartésiens, très attachés au
découpage de la complexité en éléments distincts, très linéaires et analytiques,
alors que pour vraiment comprendre les systèmes innovants, il faut avoir une
culture radicalement différente, une culture de la complexité, une culture des
interdépendances, une culture de la relation de cette innovation avec
l’environnement dans lequel les gens vivent tous les jours. La génération dite
Internet l’a compris. Quantité de start-up sont créées par des jeunes gens de
20 ans qui ont cette culture de la complexité. Ils ne se posent pas la question
de savoir si c’est possible ou pas, ils essaient. Ils se lancent sur Internet
sans construire une usine et, si l’idée porte, ils amplifient leur démarche et,
éventuellement, construisent une usine. On parle là de réactivité, de
flexibilité et de liberté. Ce sont les mots clés de l’innovation moderne qui
conduit à ces systèmes innovants qui changent la société
Dans l’ère du tout numérique, quelle sera
la place des hommes dans l’industrie de demain ?
Il faut
nuancer. D’abord, les hommes et les femmes d’aujourd’hui, même ceux de plus de
50 ans, sont des hommes et des femmes augmentés, grâce au smartphone qu’ils ont
désormais tous dans leur poche et qui leur permet d’avoir accès à un grand
nombre d’informations à tout moment. Pour
les plus jeunes, la situation est différente. J’ai coutume de dire que les
jeunes qui ont entre 15 et 25 ans aujourd’hui sont des MHBG : des mutants
hybrides bio-numériques géolocalisés. Ce
sont des sortes d’extra-terrestres, qui vivent dans notre monde mais sont à
côté, ont une autre culture, un autre langage, d’autres pratiques de gestion de
la complexité venues notamment de l’usage intensif des jeux vidéo.
Pour rester
dans la course, les entreprises ont besoin de cette culture du numérique, et
qu’elle soit partagée entre les générations. C’est possible grâce à ce que j’appelle
la « co-éducation intergénérationnelle ». On la met en place à
Universcience, mais on peut aussi la mettre en place dans l’entreprise. Les
jeunes peuvent ainsi apprendre aux séniors le mariage de tous les outils
numériques disponibles dans leur transversalité et leurs applications et les
séniors peuvent aider les plus jeunes à contextualiser l’information qu’ils
reçoivent. Il y a un grand potentiel dans cette coéducation pour former les
plus jeunes et les plus anciens.
Nous sommes en pleine mutation de
l’industrie actuellement…
On est en
plein dedans ! On le voit avec toutes les crises auxquelles on assiste,
les crises industrielles, les entreprises qui font faillite, des entreprises
qui ne se sont pas assez vite adaptées au numérique… On le voit avec la crise
entre les jeunes et les politiques. Les jeunes sont pour une démocratie plus
participative, arrivent avec des idées nouvelles, un peu utopiques, que
beaucoup de politiques et d’industriels ne comprennent pas parce qu’ils sont
enfermés dans leur pyramide de pouvoir, avec une seule personne au sommet,
alors que le pouvoir est en train de devenir transversal. On rentre dans ce que
j’appelle dans mon dernier livre « surfer la vie » dans la société
collaborative, la « co-société », qui se traduit partout, grâce au
numérique : le co-voiturage, la co-habitation, le partage des denrées et
des aliments, la co-éducation… On est déjà dedans mais beaucoup d’industriels
ne le voient pas car ils sont enfermés dans leur bulle de rapports de force. Ils
ne voient pas les rapports de flux qui se tissent entre les gens.
La prochaine étape de cette évolution,
c’est quoi ?
Il y a des
seuils marqués par des changements quantitatifs en plus de changements
qualitatifs. Il y a eu le seuil de la machine à vapeur, de la machine
mécanique, de l’électricité, de la robotisation dans les industries, du
contrôle numérique des entreprises, l’arrivée d’Internet avec le partage
transversal des systèmes de production décentralisés comme les imprimantes 3D,
tout cela implique pour les politiques et les dirigeants une culture différente,
une façon de manager plus catalytique que le pouvoir pyramidal. Bien entendu,
on va continuer à observer des seuils comme ceux-là, mais en même temps, il y a
une continuité et il faut surfer cette continuité. Il faut comprendre ce que
l’on peut faire pour surfer cette vague de la technologie et du numérique. Si
on attend l’étape suivante pour s’y mettre, on est déjà derrière…
Comment faire pour que l’industrie séduise les
jeunes ?
Les jeunes
d’aujourd’hui sont davantage séduits par les services et le commerce, par
l’industrie liée à l’électronique et l’Internet. Ils se lancent beaucoup dans
le e-commerce, la e-santé et tous ces nouveaux domaines, mais l’industrie
productive traditionnelle est en train de subir un contrecoup énorme.
L’industrie de production de masse a moins d’intérêt pour eux, ils préfèrent de
petites productions qui les mettent en rapport où ils ont l’impression que leurs
jobs créent de la valeur et créent du sens. En même temps, contrairement à ce
que l’on pense, dès que l’on présente l’industrie d’une manière différente –
c’est ce que nous faisons à Universcience – et quand on leur explique
clairement comment fonctionne une usine, ils sont très intéressés.
Dans
l’entreprise comme dans les expositions à la Cité des sciences ou au Palais de la
découverte, les jeunes de 15 à 30 ans ne veulent pas qu’on leur impose un
cadre, ils veulent co-créer leur parcours d’exploration comme ils le font avec
leurs amis sur les réseaux sociaux. C’est un changement très important que l’Education
et que les gens qui forment les jeunes dans l’entreprise devront prendre en
compte. Pour leur faire aimer l’industrie, il faut leur donner l’impression
d’être co-créateur de leur rôle dans l’entreprise. Les jeunes doivent venir
vers l’industrie, on a besoin d’eux.